III
Tincrowdor l’écouta sans l’interrompre. Puis il dit :
— Il y a quelques années, moi aussi, je t’aurais pris pour un dingue. Je n’en suis pas aussi sûr aujourd’hui. En fait, je sais parfaitement que tu n’es pas dingue ! Et je vais te dire pourquoi je crois ce que peu de gens parviennent à croire. Il y a quelques années, un étudiant en anthropologie nommé Carlos Castaneda écrivit plusieurs livres où il relatait ses expériences avec la magie des Indiens Yaquis[1]. Il faut mettre le mot magie entre guillemets, parce qu’il est chargé de superstitions et de préjugés chez les Occidentaux. Pour les brujos yaquis – les sorciers, comme nous les appellerions – de nombreux mondes coexistent à l’intérieur du nôtre. Des mondes parallèles, si tu préfères, qui viennent recouper le nôtre. Grâce à leur magie, toujours entre guillemets, les brujos savent tirer profit des entités, ou des forces, de ces autres mondes. Castaneda donne à ces mondes le nom de « réalité non-ordinaire ». Ce sont des réalités que nous ne rencontrons pas habituellement.
« Je ne vais pas t’expliquer comment les brujos peuvent pratiquer leur prétendue magie. Ce n’est pas de la magie, en fait, mais une science rigoureuse et toujours dangereuse. Ou une discipline. Les termes importent peu. Le fait est que les brujos que connaissait Castaneda – Don Juan, Don Genaro et quelques autres – aboutissaient à des résultats extraordinaires. Ils avaient des pouvoirs que nous autres, Occidentaux, avons toujours pris pour de la superstition ou de la supercherie. Castaneda est convaincu que ces pouvoirs existent depuis l’Age de Pierre. Par exemple, et je ne te citerai ce cas qu’en raison de son rapport avec ton problème, les brujos peuvent se transformer en oiseaux et voler. La lecture des bouquins de Castaneda m’en a totalement convaincu, et je peux te dire que c’est un scientifique rigoureux, pas un charlatan. »
— Tu veux dire par là que j’ai rencontré une créature de cette... de cette réalité non-ordinaire, et que c’est elle qui a provoqué en moi tous ces changements ? dit Eyre.
Tincrowdor secoua la tête.
— Pas exactement. Tu as rencontré une créature non-ordinaire et tu fais l’expérience de mutations non-ordinaires. Mais leur nature n’est pas celle que décrit Castaneda. La soucoupe volante et le sphinx sont originaires de ce monde. Ils ne sont non-ordinaires que parce qu’ils viennent d’arriver. Il est probable que la plupart des choses ici-bas leur paraissent non-ordinaires – je devrais plutôt dire « lui paraissent », puisque ces formes semblent être métamorphiques.
« Apparemment, la chose jaunâtre qui est en toi est capable de provoquer ces changements de forme. Elle ne tire peut-être pas ce pouvoir de sa seule identité. Il se peut que nous autres, humains, possédions ce pouvoir, mais que nous ne nous en soyons jamais rendu compte. Ou que très peu d’individus seulement s’en soient rendu compte. La technique existe en nous, et la brique jaune sait comment l’utiliser.
« Voilà comment j’analyse la situation. Imagine une espèce d’êtres sensibles, ou peut-être non-sensibles, qui vit dans l’espace. Ils peuvent voyager dans l’espace, peut-être à l’aide de gravitons. Ce sont des phénomènes qui se comportent simultanément comme des ondes de fréquence et des particules. Les gravitons sont responsables de la gravité, de même que les photons sont responsables de la lumière. Enfin, peu importe. Ce n’est pas leur manière de se propulser dans l’espace ou dans l’atmosphère qui nous intéresse, mais leur constitution biologique.
« Je ne saurais dire s’ils ont des relations sexuelles et s’ils ont des enfants à partir de gènes masculins et féminins. Ils ont peut-être un mode de reproduction sexuée très proche de celui que nous connaissons sur terre. Quoi qu’il en soit, ces ovnis, appelons-les comme ça au lieu de parler de soucoupes volantes, ces ovnis, disais-je, sont originaires d’une planète lointaine, ou même de l’espace. Leur planète était surpeuplée, à moins qu’ils n’aient eu pour mission d’ensemencer d’autres planètes. Qu’importe ? Ils sont nombreux à quitter la planète natale. Ils se rendent sur d’autres planètes semblables à la Terre. Ce sont des êtres sensibles. Certains ont une forme humaine, d’autres ressemblent à des centaures. Quant aux autres, Dieu seul sait de quoi ils peuvent avoir l’air.
« La femelle enceinte se pose sur la planète et libère un nuage porteur d’œufs. Les œufs microscopiques, les spores, si tu préfères, pénètrent dans les tissus des êtres sensibles. Un seul de ces œufs survit, de même qu’un seul parmi les millions de spermatozoïdes libérés au cours d’une éjaculation réussit à féconder l’ovule. Le vainqueur est celui qui arrive le premier au cerveau.
« Dans ce cas précis, c’est toi, Paul, qui es le spermatozoïde, un spermatozoïde bipède et pensant, qui s’unit à l’œuf. Cela se fait à moitié par fusion, et à moitié par symbiose. Tu parles de parasitisme parce que tu es un récepteur involontaire et conscient. D’étranges choses vont alors se passer. Tu as le pouvoir de guérir ou de tuer, même si tu dors ou es inconscient. Seulement, ce n’est pas toi qui agis, mais l’ovni qui est entièrement responsable de la guérison ou de l’autodéfense.
« Pourquoi le symbiote tue-t-il ceux qui te menacent ? Pour se protéger, et toi avec, puisque tu es son hôte. Pourquoi guérit-il les humains qui ne le menacent pas ? Très certainement parce qu’il les considère comme des hôtes possibles.
« Et c’est ainsi que tu te retrouves en observation, coffré par des savants qui n’arrivent pas à croire à ce qu’ils voient, mais qui doivent pourtant y croire.
« Pendant ce temps, le zygote se transforme en embryon, qui lui-même se change en adulte. L’adulte, c’est, ou ce sera, l’œuf de l’ovni plus l’hôte. Mes comparaisons sont plutôt vaseuses, biologiquement parlant. Les hôtes d’un symbiote ou d’un parasite ne sont pas des gamètes. Mais cela ne fait rien. C’est l’idée générale qui est importante. Tu commences à changer de forme. Tu résistes, mais tu finiras par céder. Tu te transformeras en une sorte de soucoupe volante. Qu’adviendra-t-il du cerveau, alors ? Je n’en sais rien. Je pense que tu deviendras mi-humain et mi-autre chose. Tu en viendras à apprécier tes pouvoirs. Après tout, c’est très humain de désirer des pouvoirs que les autres ne détiennent pas. Tu ne seras pas non plus limité à une forme unique. A certains moments, peut-être même toutes les fois que tu le souhaiteras, tu pourras reprendre ta forme originale.
« C’est le fait que la soucoupe ait repris sa forme originale de léocentaure qui me fait penser cela.
« Un jour, tu quitteras cette prison. Tu rechercheras un mâle, sur cette Terre ou dans l’espace. Tu seras fertilisé, comment, ça, je n’en sais rien. Tu répandras ta progéniture. D’autres humains subiront les mêmes épreuves que toi. Et ainsi de suite. Et nous nous retrouverons en fin de compte avec une planète peuplée d’ovnis humains. Que se passera-t-il alors ? Je ne le sais pas non plus. Je pense qu’un certain nombre partiront dans l’espace à la recherche de planètes vierges. »
— Tu ne crois pas à tout cela, dit Eyre.
Tincrowdor lui répondit :
— Et toi, tu y crois ?
— Je n’en sais rien, fit Eyre. Mais je sais que cela ne me plaît pas.